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La genèse compliquée d'un film sur un immeuble de cannibales, qui se proposait de réinventer le cinéma français.

En 2017, Première racontait les coulisses de Delicatessen à travers les souvenirs de l'équipe menée par Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. Alors que le film ressort en salles en version 4K ce mercredi 8 novembre, voici l'histoire secrète d'un projet assez unique dans le paysage français.

Oral story publiée à l’origine dans le numéro 476 (mars-avril 2017) de Première.

Avec (par ordre d'apparition) : Jean-Pierre Jeunet (co-réalisateur), Marc Caro (co-réalisateur), Claudie Ossard (productrice), Dominique Pinon (acteur), Jean-Claude Dreyfuss (acteur) et Darius Khondji (directeur de la photographie).

Jean-Pierre Jeunet : J'habitais au-dessus d'une boucherie et j'étais réveillé tous les matins par les coups de hachoir. Ma copine de l'époque me disait : « Ils sont en train de tuer les locataires là-haut, et ils descendent chaque jour d'un étage. Ça va arriver chez nous, il faut vite qu'on déménage ! » Voilà comment est né le film. Un lieu clos, car on cherchait un truc pas trop cher, et une idée marrante.

Marc Caro : Jean-Pierre m’a parlé de son idée et j’avais déjà le titre « Delicatessen » en tête… J'ai toujours adoré les vieux films français avec Michel Simon, Arletty, Jules Berry… Un autre déclencheur a été cette question : qu'est-ce que donnerait tout cet univers d'avant-guerre en couleur ? Ça n'avait jamais été fait. On a rédigé un synopsis d'une trentaine de pages de Delicatessen et comme Jean-Pierre travaillait déjà avec la productrice Claudie Ossard, il le lui a présenté. Elle a dit banco.

Claudie Ossard : À la fin des années 80, ils m'ont parlé de La Cité des enfants perdus mais c'était impossible, trop cher pour un premier film. Par contre Delicatessen… J'ai tout de suite accroché à leur pitch. Ils ont écrit le scénario avec Gilles Adrien et j'ai essayé de commencer à le financer. C'était très compliqué : à la lecture, les gens imaginaient un film gore, j'avais un mal fou à faire comprendre ce qu'on voulait faire. Je contactais tous mes amis producteurs et personne ne pigeait rien. Je me disais : « C'est tous des cons » ! Entre mon argent personnel, un fonds de soutien et une SOFICA, j'avais de quoi payer la pré-production. Mais impossible de louer des plateaux ou de faire de grosses dépenses.

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Jean-Pierre Jeunet : Entre l'idée de départ et le moment où on a réalisé Delicatessen, il a fallu dix ans. On avait écrit trois-quatre autres scénarios mais on était un peu con : on en écrivait un, on nous disait non et hop, on en réécrivait un autre. On n'insistait même pas…

Marc Caro : Et puis on est entré en production pendant quelques semaines. On visitait les égouts de Paris pour les scènes avec les troglodistes. En remontant, Claudie nous a dit qu'on arrêtait tout.

Jean-Pierre Jeunet : Elle nous a expliqué qu'on allait faire une pause pendant deux semaines, le temps qu'elle trouve le complément du financement. Et ces deux semaines ont duré un an.

Claudie Ossard : Je pensais vraiment trouver l'argent... Cette coupure a été hyper angoissante. J'essayais de les rassurer mais ils ne me croyaient plus ! Ils étaient désespérés. J'avais des rendez-vous et j'étais tout le temps dans l'action, mais eux ne pouvaient qu'attendre. C'était horrible. À chaque fois que je voyais des gens, je disais : « Ça va aller, ça va aller. » Mais ça n'allait jamais !

Marc Caro : Pendant un an, c'était : « la semaine prochaine on recommence, la semaine prochaine on recommence… » Ça a été très difficile, j'ai refusé plein de trucs. Dont un de mes grands regrets : un clip pour Brian Eno et John Cale ! On ne pouvait pas vraiment prendre de boulot, et en même temps il fallait bien payer le loyer…

Claudie Ossard : Et puis j'ai présenté Delicatessen à UGC et ça a fini par se faire.

Jean-Pierre Jeunet : UGC lui a signé un contrat pour cinq films, et elle a dit que ce serait le premier. Ça a tenu à la ténacité de Claudie. Elle m'a avoué que si on ne l'avait pas appelée tous les deux jours pour lui demander où les choses en étaient, elle aurait peut-être abandonné.

Marc Caro : Sans elle, rien n'existerait, elle a vraiment porté le film. Elle s'est battue griffes et ongles.

Jean-Pierre Jeunet : On n'aime pas le naturalisme à la française. Il y avait deux écoles, Lumière ou Méliès. Et nous on était plutôt Méliès. Pas forcément dans le fantastique, mais dans un cinéma d'imaginaire. Surtout pas la reproduction de la réalité, qui pour moi est aussi intéressant à fabriquer que des photocopies. On faisait notre truc et on était persuadé que ça allait plaire. On a vraiment ouvert une porte avec un truc différent et cette porte s'est refermée depuis. Mais ça a servi des gens comme Gaspar Noé, Jan Kounen ou Mathieu Kassovitz. Ça a aidé à faire un cinéma différent, un peu fantastique, un peu visuel. Nos références étaient Doisneau - on voulait faire Doisneau en couleur -, Marcel Carné, Buster Keaton ou Goldberg le dessinateur de BD. On mélangeait la bande dessinée, le film d'animation, le slapstick…

Marc Caro : On a mis tout ce qu'on aimait. C'était notre premier film, il fallait que ça sorte. Les références n'étaient même pas si conscientes que ça. Et personne ne l'a remarqué mais je l'ai revendiqué depuis le début : c'est un film pro-végétarien ! Je voulais glisser l'idée, je suis moi-même végétarien.

Jean-Pierre Jeunet : On devait tourner dans un immeuble en démolition, dans l'ouest de la banlieue parisienne. Et à la dernière minute le maire – qui est très connu et a énormément de problèmes avec ce genre de choses – nous a demandé un bakchich de 100 000 francs. Donc plutôt que de faire ça, on a décidé d'aller dans les anciens entrepôts de la Seita, à Pantin, là où Luc Besson avait fait Nikita. On avait toute une usine à nous pour 5 000 balles par mois, c'était génial, il n'y avait personne à part les pigeons. D'ailleurs, y en avait tellement qu'on faisait péter des pétards pour les faire fuir : il n'en fallait surtout pas pendant les scènes, les personnages étaient censés n’avoir plus rien à bouffer ! Le budget était de 18 millions de francs, c'était serré. Il y avait seize semaines de tournage mais on n'avait pas le droit à une seule heure supplémentaire. Certains dimanches, j'ai vu mon Caro faire les patines lui-même sur les décors.

Marc Caro : On a été obligé de tricher un peu, mais on a trouvé des solutions à chaque fois. Tout le monde s'est donné, c'était une vraie petite famille.

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Jean-Pierre Jeunet : Au départ, le casting était composé de gens encore moins connus, qui étaient dans une agence de « tronches », comme Caro les aimait. Le personnage principal de Louison devait être joué non pas par Dominique Pinon mais par Christophe Salengro, le président de Groland. Alors on a fait des essais et là je me suis rendu compte de la limite de ces acteurs visuels, un peu moins bons dans les dialogues et la composition. C'est là que j'ai eu l'idée de Pinon.

Dominique Pinon : J'étais séduit par le script, c'était vraiment bien ciselé hors des sentiers battus, poétique et drôle. À cette époque, j'étais plus dans le théâtre et je ne faisais pas des choses très intéressantes au cinéma. C'était la première fois que j'avais un rôle conséquent. Un cadeau.

Jean-Claude Dreyfuss : Pour jouer le Boucher, Jean-Pierre et Marc avaient choisi Jean Bouise, qui est décédé entre-temps. Un jour, ils sont venus chez moi et ont mis le scénario de Delicatessen sur la table. Je leur ai dit : « Tiens, c'est amusant, retournez-vous. » Et ils se sont retrouvés face à 250 cochons – parce que je collectionne les cochons depuis des années. Ça les a fait rire. Ils venaient pour me proposer un autre rôle et d’un coup à leurs yeux, je suis devenu le Boucher. Je suis tombé fou amoureux de cette histoire.

Marc Caro : On avait aussi proposé à Michel Bouquet, qui a refusé. Mais c'était tellement évident quand on a vu Jean-Claude et ses cochons. Le destin !

Jean-Claude Dreyfuss : Je ne me rendais pas bien compte que c'était un rôle aussi important. Le seul truc que j'ai réalisé, c'est que c'était un gros con ! Je voulais lui donner une dose d'humanité, mais qu'il reste indécrottable. Un peu comme Donald Trump : vous savez qu'il est irrécupérable mais vous espérez que quelque chose va le changer. Peut-être pas, mais on garde l'espoir ! À la sortie du film, beaucoup de femmes me suivaient dans la rue. Parce que la bande-annonce est au son de ma baise, avec le lit qui grince en rythme, elles devaient croire que j'étais un super baiseur !

Jean-Pierre Jeunet : Avec Marc, nos rôles sur le plateau se sont mis en place tous seuls, on ne l'a jamais défini oralement. Le premier jour c'est moi qui ai dit « moteur » et je me suis rendu compte que j'adorais diriger les acteurs. Je sentais mes veines se réchauffer. Et Caro était dans la direction artistique, donc son rôle sur le tournage était un peu plus en rentrait puisque le travail avait en bonne partie été fait avant.

Darius Khondji : En préparation, on était vraiment tous les trois. Et durant le tournage, ils avaient toujours tous les deux une vue sur l'ensemble, mais Caro supervisait tout particulièrement le visuel : la couleur, la lumière, l'ambiance, les costumes, les décors… Jean-Pierre était vraiment sur la direction d'acteur et la mise en cadre. Mais parfois Caro et moi avions peut-être tendance à aller trop loin dans la stylisation, et Jean-Pierre nous ramenait vers plus de réalisme ou de comédie. Comme ils avaient tout storyboardé, c'était très précis. C'est rare que je travaille sur un film aussi pensé, travaillé à l'avance. Il n'y a qu'eux, David Fincher et Bong Joon-ho.

Marc Caro : Dans La Cité des enfants perdus, il y a cette scène avec les sœurs siamoises qui font la cuisine ensemble, à quatre mains. C'était un clin d'œil à la manière dont on bossait. On fait un cinéma très très préparé, storyboardé. Quand on arrive sur le plateau, tout est déjà réglé à l'avance, même s'il y a des espaces d'improvisation, évidemment.

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Jean-Claude Dreyfuss : Un matin j'arrive pour tourner une scène avec Marie-Laure Dougnac, qui jouait ma fille. Et Jean-Pierre me dit : « On va tourner la séquence deux fois, et à la troisième prise, quand je te fais signe, tu lui donnes une vraie paire de claques. » Le cadre était sur elle, personne n'était au courant à part Darius, pour qu'il puisse la suivre si elle se déplaçait. J'étais emmerdé, mais je l'ai fait. Et j'ai vu une fraction de seconde dans son regard qu'elle me prenait pour un taré ! Elle a très vite compris que c'était à son avantage et que Jeunet me l'avait certainement demandé, mais j'ai tremblé pendant deux heures en lui demandant si ça allait. Pas le genre de plan qu'on tourne deux fois !

Claudie Ossard : L'une des grandes forces du film, c'est cette photo si particulière, si léchée. Sur le traitement de l'image, Darius Khondji a fait des acrobaties. Chaque copie était travaillée avec un traitement spécifique de la pellicule. On était obligé de tirer le film copie par copie, et non en série.

Jean-Pierre Jeunet : Il débutait mais c'était déjà un grand chef opérateur. L'effet spécial qu'on utilisait au développement a été inspiré par Vittorio Storaro. C'était très compliqué, il avait besoin d'une boîte à flasher qui était sur l'objectif, et ça nous faisait perdre un temps fou. On a eu beaucoup de problèmes techniques. Mon frère m'a appelé en sortant d'une salle : « Pourquoi il y a un rond orange au milieu de l'image ? » Les premières copies brûlaient pendant la projection ! Mais ça rajoutait un contraste magnifique, une texture absolument sublime. D'autres ont voulu faire la même chose que nous et quelques années après, Kodak a fabriqué une pellicule, la Vision Premier, qui faisait un peu le même effet. Ça a donné plus tard la technique d'étalonnage « french gold » aux États-Unis.

Darius Khondji : Caro et Jeunet aimaient beaucoup le cinéma du réalisme poétique français, à la Marcel Carné. Moi j'étais fan de films d'horreur, de séries, B, de films fantastiques… On avait des atomes crochus en matière d'images. Je leur ai proposé quelque chose que j'avais déjà testé en noir et blanc sur des courts-métrages, de tirer le film sans blanchiment, ce qui donnait plus de contrastes aux noirs. Un peu comme si c'était du noir et blanc, mais en couleur. On laissait de l'argent partiellement sur le positif, normalement il y avait un bain pour l'enlever. Ça atténuait  beaucoup de couleurs, sauf dans les dorés et les rouges. Quand on voulait vraiment qu'une couleur tienne, on faisait en sorte qu'elle soit beaucoup plus forte à la prise de vue. Le procédé avait déjà été utilisé sous d'autres formes dans 1984 et Un Dimanche à la campagne de Tavernier, mais le fait de flasher l'image combiné avec le traitement sur la couleur était unique. Je n'y suis pas arrivé tout seul, c'était vraiment un travail à trois avec Caro et Jeunet.

Jean-Pierre Jeunet : À l'époque, le numérique n'existait pas. Pitof était le superviseur des effets visuels et a commencé à faire des effets vidéo pour l'Australien qui vole (NDLR : l'arme utilisée par Louison) et le moustique qui tourne autour d'Howard Vernon. Il nous a sauvé la vie en nous proposant autre chose, car en traditionnel ça ne fonctionnait pas. Bon, aujourd'hui on voit que la qualité est totalement pourrie… La définition n'était pas au niveau. On tentait des choses, comme pour le générique qui est fait au motion control, c'était expérimental à l'époque. Ça marchait très mal, la caméra pilotée par ordinateur allait n'importe où. Donc on plaçait les objets du générique là où elle voulait bien aller plutôt que le contraire. Ça a duré trois semaines, on l'a refait cinquante fois.

Claudie Ossard : Avant la sortie, on n'a pas eu que des compliments. Je me souviens d'une projection épouvantable avec la distribution et les gros producteurs, où personne n'avait aimé. Ils  n'ont rien dit, ils ne comprenaient pas. On est ressorti avec l'impression d'avoir fait une grosse bêtise. Pierre Edeline, le responsable de la programmation des salles chez UGC, a eu un rôle très important : il a fait une grande projection à l'UGC Normandie avec l'équipe du film et la presse. Et ça a été un carton, extraordinaire. J'ai senti que c'était gagné.

Jean-Pierre Jeunet : J'ai été très soulagé quand les premières critiques sont sorties et qu'elles étaient positives. Ensuite au marché du film à Cannes, Delicatessen s'est vendu dans 45 pays. Les gens se sont précipités dessus. Et on a gagné le prix du premier film au festival de Tokyo, qui était assorti d'un chèque de 850 000 francs ! Comme on partageait la même chambre avec Caro pendant le festival, on ne dormait pas, parce qu'on était persuadé que l'autre allait nous étouffer avec un oreiller pour toucher l'intégralité de la somme !

Claudie Ossard : Les gens dans le monde entier riaient au même endroit. Partout où on allait, on gagnait. C'est incroyable parce que c'était un premier film, et si particulier en plus.

Jean-Pierre Jeunet : Après on a eu le César du meilleur scénario, ce qui a rendu dingue Pialat d'ailleurs ! Meilleur premier film, meilleurs décors et meilleur montage. À l'époque, ça avait beaucoup d'impact, on est monté jusqu'à presque un million et demi d'entrées.

Marc Caro : Les César et les prix, c'était vraiment surprenant. Et ça nous a surtout permis de faire La Cité des enfants perdus, qu'on a enfin pu sortir des cartons. Le film a pris par le bouche à oreille, le nombre de salles a augmenté petit à petit. On n'arriverait plus à faire ce film aujourd'hui. Déjà qu'à l'époque ce n'était pas facile… Mais il y avait encore des gens qui avaient envie de faire de belles choses, qui avaient une vision artistique du cinéma.

Jean-Pierre Jeunet : Delicatessen était à un petit festival il y a quelques années : Le festival de films qu'on ne pourrait plus faire. Intéressant, non ?