Sean Connery - Le nom de la rose
A.A.A.

En l’an de grâce 1986, Sean Connery laissait le costume de James Bond pour la soutane d’un moine franciscain du 14ième siècle. Retour sur Le Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud.

L’ombre de Sherlock Holmes se dessine sur le papier peint d’un petit hôtel parisien de la rive gauche. La cape et le chapeau. La pipe en moins. C’est comme ça que Jean-Jacques Annaud voit Umberto Eco la première fois au mitan des années 80. Il est 6 heures du mat’. L’écrivain italien prend l’avion pour Milan. Il n’a que ce créneau matinal à proposer. Dehors, le réalisateur de La guerre du feu a garé sa voiture. Il fera le chauffeur et essaiera de convaincre Eco de lui laisser adapter son best-seller Le nom de la rose, thriller médiéval en soutane mâtiné de sémiologie. Annaud se souvient très bien de cette curieuse apparition: "Il ressemblait réellement au héros de Conan Doyle ! C’était assez comique mais je n’ai rien laissé paraître, je devais avant tout le séduire."

Tous ceux qui ont déjà interviewé le réalisateur de L’ours le savent, l’homme est affable, généreux et ne se fait prier pour faire revivre le glorieux passé. Jacques Annaud aka "J.J" comme le surnomment les Américains, est aujourd’hui à Montréal où il termine le tournage de sa première série télé, adaptation du polar à succès La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Les températures sont fraiches ("-10 mais les bourrasques de vent continuent de faire de dégringoler le mercure !"). Il s’apprête à rejoindre la frontière américaine pour y tourner l’ultime plan. Au téléphone, bien au chaud dans sa chambre d’hôtel, le cinéaste a déjà la tête tournée vers ses moines franciscains du Nom de la rose. Eux aussi ont connu la fraîcheur de l’hiver mais avec une soutane et des sandalettes en guise  de doudoune et d’après-skis. Eco en Sherlock donc. Annaud au volant.

"J’ai commencé très fort : 'Je ne veux pas vous demander la permission d’adapter votre roman, je veux que ce soit vous qui me demandiez de réaliser le film'." Silence de mort dans l’habitacle. L’impudent déroule son argumentaire : "Je photographie des monastères depuis l’âge de 11 ans mais je suis complètement athée ; Je lis Aristote dans le texte et suis passionné du Moyen- Age…" Toujours pas d’Eco. "…Savez-vous de quelles couleurs étaient les cochons au XIVième siècle ? De quelles matières étaient faites les chaussures des moines ?" L’écrivain sort de son mutisme et avoue son inculture. "Moi, je sais, tout simplement parce qu’en tant que cinéaste, il va falloir que les montre à l’écran alors j’ai tout étudié !" Et voilà comment, avant même d’arriver à Roissy Charles de Gaulle, l’intellectuel italien a adoubé J.J pour adapter son œuvre sur grand écran. Avec une liberté absolue et une confiance totale : "C’est mon livre, c’est maintenant ton film ! Si tu veux en faire une comédie musicale, fais-la !" lui aurait dit Eco. Annaud l’a gentiment remercié, a repris l’autoroute dans l’autre sens et s’est attelé à la tâche. Sans chansons ni claquettes.

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LES 10 PETITS NEGRES EN SANDALETTES

Le Nom de la rose est le premier roman d’Umberto Eco. Avant sa publication en 1980, l’intellectuel italien est  surtout connu des cercles universitaires pour ses recherches en sémiologie et en philosophie. La légende raconte que c’est pour ses étudiants qu’il a écrit Le nom de la Rose afin de rendre l’enseignement de la scolastique plus fun. Et de fait, l’histoire de Guillaume de Baskerville, franciscain du 14ième qui enquête dans une abbaye bénédictine au Moyen Age sur la mort suspecte de moines bénédictins, a des allures de whodunit  à la Conan Doyle ou Agatha Christie. Elle lui permet bon nombre de digressions savantes sur une époque, ses interdits et ses croyances, tout en amusant son lecteur. Le succès dépasse la salle de classe et va conquérir le monde s’écoulant à plusieurs millions d’exemplaires. En France, il reçoit le Prix Médicis étranger en 1982. Eco est une star. Annaud se souvient comment il a caressé l’ouvrage avant même sa parution française. "J’étais dans les caraïbes en pleine promo de La guerre du feu et je tombe sur un article du Monde qui évoque la sortie prochaine d’un curieux polar médiéval. J’appelle mon agent pour qu’il se renseigne. Quelques jours plus tard, il me rappelle : "Rentre tout de suite, je viens de lire les premières pages, ce livre est pour toi'." Et de fait, une fois rentré en France, J.J dévore le roman en levant de temps en temps la tête : "A la 100e page je demande si les droits sont libres. A la 200ième on me répond : 'non'. A la 300e, je veux savoir qui les a. A la 400e, j’apprends que c’est la Raï, à la 500e, je file à Rome rencontrer le boss de la chaine italienne." Et puisqu’il est écrit que rien n’arrête le cinéaste, il arrive en demandant que cesse les recherches pour trouver un réalisateur. "Vous l’avez devant vous !" Ce sera évidemment un peu plus compliqué que ça.

Afin de ne pas effrayer d’éventuels investisseurs avec ce cours de sémiologie déguisé en 10 petits nègres, J.J mise tout sur le côté polar de la chose. Quitte à forcer un peu sa nature : "Personnellement, la littérature policière m’ennuie à mourir. Le mobile des assassins est toujours décevant. Il est soit question de cul, soit de fric. Là c’était fascinant. Les moines se déchirent toute de même pour la lecture du second tome de la Poétique d’Aristote ! Ca a une autre gueule ! La structure ressemble en tout point à un thriller classique. De la même façon que Sergio Leone a révolutionné le western en se moquant du genre, Eco s’est amusé avec les codes du roman de gare pour partager son érudition et le réinventer." Du pain bénit donc. La Raï n’est pas contre de filer les clefs de la Rolls au  frenchie, reste donc à prêcher la bonne parole à Hollywood pour financer comme il se doit ce blockbuster en soutane. Et ce, même si en Californie, on se fout pas mal des moines du XIVe siècle et des sauvageons édentés qui rôdent autour des abbayes.

UNE BELLE CONNERY

Dans les années 80, Jean-Jacques Annaud est représenté par l’agence artistique Artmédia créée par Gérard Lebovici. L’homme fort du cinéma français fait alors la pluie et le beau temps sur un milieu dont il contrôle à peu près tout. Le projet d’Annaud  le fait un peu sourire, mais il fait mine d’être intéressé. Le cinéaste qui pèse aussi son poids avec un Oscar (La victoire en chantant), un succès populaire (Coup de tête) et une consécration internationale (La guerre du feu), n’est pas dupe : "Lebovici était persuadé qu’il arriverait à me convaincre de laisser tomber cette histoire de moines pour réaliser L’as des as avec Belmondo. Il ne croyait pas au roman d’Eco qui n’était pas du tout dans l’esprit du cinéma français d’alors." Le 5 mars 1984, Lebovici se fait dessouder dans parking. Quatre balles tirées à bout portant derrière la nuque dans les sous-sols de l’avenue Foch. Et Aristote n’y est pour rien. Alexandre Mnouchkine prend le contrôle de la société de production de Lebovici. L’avocat Pierre Hébey qui s’occupait lui-aussi des affaires du défunt, décide de défendre le projet du Nom de la Rose et file à Hollywood où le cinéaste a déjà ses entrées. "Si en France mon passé dans la pub faisait plutôt sourire les intellos, aux Etats-Unis, ils adoraient ça, j’étais dans le même sillage qu’Adrian Lyne ou Ridley Scott. Quand j’ai obtenu un Oscar, j’ai vu débarquer des agents de plusieurs gros studios. Ils voulaient me faire faire des comédies, persuadés que je n’étais bon qu’à ça. J’ai attendu mon heure, fait un autre film et puis la Fox a produit La guerre du feu qui a fait un carton. C’est logiquement vers ce studio que j’ai frappé…" Les choses se passent tellement bien à la cité des anges que Pierre Hébey et J.J repartent en France avec un chèque de 17 millions de dollars dans la poche. Mais à Paris les producteurs flippent. Trop beau, trop gros. Ils redoutent de se retrouver à la tête d’une entreprise incontrôlable. Le chèque de la Fox n’ira jamais à la banque. Le Nom de la Rose broie du noir.

Le producteur allemand Bernd Eichinger qui a distribué La guerre du feu outre Rhin, prend finalement la main et contacte Annaud qui file illico à Berlin. Le film sera donc une coproduction germano-italienne. Durant un an, Annaud peaufine son script en terre teutonne et voit passer du beau monde dans son bureau. Michael Caine est pressenti pour incarner Guillaume de Baskerville jusqu’au jour où Sean Connery débarque dans le bureau du cinéaste le script sous le bras et se mette à enquiller les répliques. J.J a la chair de poule. James Bond qui évoque l’amour spirituel et condamne les démons de la chair, c’est magnifique. Tope-là ! Les producteurs sont partants. Il faut quand même refaire un tour par Hollywood pour boucler l’affaire qui déborde de partout. "A L.A, les gens nous écoutaient en silence jusqu’à ce que nous évoquions le nom de Sean Connery. Ils se réveillaient  blêmes et nous mettaient gentiment à la porte. Ils le trouvaient ringard. James Bond en moine, ça ne passait pas. On a tenu bon. Eux aussi…" La Fox pas rancunière filera tout de même quelques biftons pour arroser la Rose presque fanée avant même d’avoir pu exister. Au final, le film fera un carton un peu partout dans le monde sauf… aux Etats-Unis ! "Lors des screen-test, beaucoup de spectateurs trouvaient les personnages trop sales. Comment leur expliquer qu’il n’y avait pas de sauna dans une abbaye bénédictine au XIVe siècle ?"  Difficile en effet. Mais revenons sur nos pas.

Sean Connery et Christian Slater - Le nom de la rose
A.A.A.

CHARRETTES, LAMPES ET TONSURES

La préparation du film est une partie de plaisir pour Jean-Jacques Annaud. L’homme adore les challenges, les voyages un peu dingues, les quêtes à priori impossibles. Avant la Rose, il y a donc eu cette Guerre du feu avec des hommes et des femmes préhistoriques qui éructent pendant une heure et demie. Juste après il y aura, L’ours, sorte de dessin animée à la Walt Disney mais en chair et en os. Pour l’heure sans Eco dans les pattes mais avec son entière bénédiction, il signe un scénario apocryphe, élague au maximum les lignes d’un roman de 600 pages, rend digeste ce qui ne l’est pas et bataille dur comme fer avec une réalité vieille de plusieurs siècles. Jean-Jacques Annaud visite des centaines monastères à la recherche de la perle rare, mais rien ne trouve grâce à ces yeux. Le Moyen-Age semble avoir déserté ces lieux à l’aspect muséal. L’imposante Abbaye et ses dépendances seront construites de toutes pièces sur une colline près de Rome.

Le cinéaste s’entoure de spécialistes du Moyen-Age: archéologues, historiens… Rien ne doit être laissé au hasard. L’un d’entre eux, Jean-Claude Schmitt, raconte ce travail de fourmi pour reconstituer ce monde perdu (*) : "Ma conception du film aurait été plutôt de fantasmer à partir du roman mais chez Jean-Jacques Annaud il y avait une sorte de positivisme exacerbé qu’on ne trouve plus chez les historiens. Il ne fallait qu’aucun bouton de guêtre ne manque à l’inventaire. Il nous demandait par exemple : 'Mais tous ces hommes dont vous parlez si bien dans vos thèses, comment étaient-ils réellement ? Quelle était la couleur de leur peau ? Comment étaient-ils coiffés ?' (…) L’historien de la société, de l’économie, de la population ne se préoccupe pas de cela. Mais le cinéaste, lui, il faut bien qu’il montre ces gens-là." On parle donc tonsures, charrettes, architectures, poteries et hygiène. Le cinéaste redoute le cheap et entend bien disposer dans les studios de Cinecittà à Rome où seront tournées la quasi-totalité des intérieurs, des cruches en terre cuite sur les tables et non de la matière plastique vulgairement relookée. Les lampes, elles, doivent être réellement forgées par un maréchal-ferrant et ce, même s’il elles apparaitront furtivement dans le cadre.

Schmitt a conscience que c’est surtout une ambiance qu’Annaud cherche à recréer : "On sait ce qu’est une table au Moyen Age, on sait ce qu’est un mur, une botte… Il y a des fouilles archéologiques qui nous le montrent. Cela, on peut le reconstituer, mais penser que l’on va reconstituer une société entière, dans ce qu’elle a de plus fin, de plus subtil, c’est tout à fait illusoire". C’est peut-être pour cela que le travail entre les spécialistes et le cinéaste finira en eau de boudin. A l’approche d’un tournage qui s’annonce lourd et coûteux, les priorités changent, le cinéaste doit faire des concessions quitte à forcer le trait : "Le côté misérabiliste du village", conclut Jean-Claude Schmitt, "avec des paysans nécessairement sales, nécessairement déguenillés, au pied du château,  c’est un peu une image d’Epinal." On sait de toute façon depuis John Ford que la légende est parfois préférable à la réalité. Annaud fait donc le maximum et laisse le cinéma dicter ses propres lois. A l’écran, l’aspect documentaire du Nom de la rose apparait bien secondaire dans ce tableau vivant à la Brueghel avec son festival de tronches et d’attitudes emphatiques. Le grotesque fait entièrement partie du décor. Le soin apporté à la reconstitution permet un équilibre des forces en présence et empêche de faire basculer le film du côté de la farce.

En exergue de son film, Annaud annonce la couleur en incluant cette mention sibylline : "Un palimpseste du roman d’Umberto Eco." Ce trait d’esprit a tout du clin d’œil directement adressé à l’auteur pour le remercier de son geste tout en se dédouanant par avance des libertés prises. Il y a aussi un excès de pédanterie. J.J en convient à demi-mot : "Cela m’amusait d’utiliser ce mot savant que peu de gens connaissent. C’était une façon de plonger d’emblée le spectateur dans une sorte d’univers qui le dépasse." Un palimpseste est un manuscrit sur lequel un copiste au Moyen-Age a pris le soin d’effacer plus ou moins sommairement le texte qui s’y trouvait pour réécrire par-dessus. Il pouvait ainsi rester des traces de l’ancien texte, sorte de présence quasi-subliminale. "En le plaçant ainsi", insiste Annaud, "le message est : Le film, c’est ce qui reste du livre une fois que l’on a gratté une partie de la surface !" Dans son ouvrage Un beau ténébreux, Julien Gracq écrit de façon définitive : "Toute œuvre est un palimpseste − et si l'œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique." Qu’Annaud la connaisse ou pas, voilà une formule qui donne un surcroit de sens et de mystère à ce polar médiéval dont l’arme du crime n’est autre qu’un livre.

DANS LA PENOMBRE DES CUISINES

La plus grande liberté prise par Jean-Jacques Annaud dans cette adaptation est sans aucun doute le sort réservé au personnage féminin. La belle sauvageonne aux cheveux gras  - mais au corps de rêve – reste bien présente à l’écran jusqu’au bout alors qu’elle disparait très vite du roman. Pour tous spectateurs, adolescents en 1986, la simple évocation de cette mystérieuse déesse réveille sans doute des sensations plus ou moins avouables. Pour le dire autrement, plaçons ici les derniers mots du film, ceux du moine-narrateur qui au crépuscule de sa vie se souvient de son innocente jeunesse : "A présent que je suis devenu vieux, très vieux, je dois confesser que de tous les visages du passé celui que je revois le plus distinctement est celui de cette fille à laquelle je n’ai jamais cessé de rêver pendant toutes ces longues années. Elle fut le seul amour terrestre de ma vie et pourtant je ne savais et jamais ne sut son nom."

A mi-film, le fidèle moine Adso de Melk, incarné par Christian Slater, qui suit pourtant à la trace les pas de son maître Guillaume de Baskerville, s’octroie une petite virée nocturne. Une audacieuse échappée qui finira sur le sol d’une cuisine  - et à l’horizontal ! - avec cette fille sans nom, belle comme une rose et fougueuse comme une lionne. Adso, les yeux écarquillés par tant d’audace, se laisse faire et consent à relever un peu sa soutane. Le cinéaste filme cette séquence avec une lumière contrastée très expressive pour mieux signifier l’ambivalence du vertige de ce jeune moine découvrant soudain la joie insoupçonnée des plaisirs non solitaires. Si de manière générale, le film se repait d’une certaine laideur à l’image, accentuant les grimaces et les attitudes ultra-primitives de certains personnages, cette parade très amoureuse tranche par sa grâce et sa volupté. Annaud repense ému à ce moment suspendu au milieu de l’hécatombe : "L’actrice Valentina Vargas savait précisément comment je voulais tourner la scène et les gestes qu’elle devait faire. Christian Slater, en revanche, n’en savait rien. Ce qui explique ses gestes gauches et la stupéfaction sur son visage."

Slater, 15 ans au moment des faits avoue au réalisateur être aussi innocent en amour terrestre que son personnage. Le jeune acteur est encore dans les jupons de sa mère qui n’est autre que l’assistante de la responsable du casting. Mais ça, J.J n’en savait rien avant de l’engager : "Et puis, elle est venue me voir un soir, juste après les essais entre son fils et les trois actrices pressenties pour jouer le personnage féminin. Timidement, elle m’a fait savoir que non seulement Christian était son enfant mais surtout qu’il venait de tomber littéralement amoureux de la première actrice des auditions. Je trouvais la situation parfaite. Nous n’avons même pas essayé de voir ce qui se passerait avec les deux autres et avons engagé aussitôt Valentina Vargas."

Quelques jours avant le tournage de la fameuse séquence, le cinéaste voit l’un des conseiller religieux du film se montrer de plus en plus pressant pour assister aux prises de vues. Annaud se demande bien ce que cet ancien homme d’église - prêtre défroqué et grand ami de Federico Fellini pour l’avoir soutenu au moment de la sortie de la Dolce Vita - compte faire sur place : "J’ai appris que Valentina, issue d’une famille très pieuse de la grande bourgeoisie chilienne, est allée le voir pour avoir sa bénédiction. Elle se sentait plus rassurée de sa présence. Christian y est allé aussi et le padre leur a dit : "Dieu aime l’amour, allez-y mes enfants !'" La prière sera exaucée, la séquence parfaitement tournée avec ce qu’il faut d’investissement personnel: "On a senti sur le plateau une forte intensité émotionnelle. Au moment du 'coupez', Valentina a mis du temps à retrouver ses esprits. Christian était terrassé. A l’image, c’est très beau, pas du tout vulgaire ! Je reste avant tout un romantique." Amen.

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"ON AURAIT DIT FRANKENSTEIN !"

Le tournage du Nom de la rose se passe relativement sans accrocs, même si des incidents émaillent ici et là la bonne avancée de cette grosse production où l’on parle aussi bien l’allemand, le français, l’italien que l’anglais. Comme ce jour où une poutre à priori factice et pourtant bien réelle, tombe sur la tête d’un acteur octogénaire sonné mais qui trouve encore la force de demander si la prise est bonne; une autre fois, quatre des sept caméras prévues pour immortaliser l’incendie final dans la bibliothèque refusent de se déclencher et obligent Annaud à moins varier les plaisirs au montage. Il y a également l’arrivée en catastrophe de Ron Perlman, engagé à la dernière minute pour remplacer un acteur italien qui refuse de se couper les cheveux à la façon des moines : "Il se pointait systématiquement avec une perruque ridicule sur la tête. On aurait dit Frankenstein !" L’acteur habitué des téléfilms italiens ne veut rien savoir. Pour des nécessités de production, le cinéaste ne peut pas l’écarter.

"J’ai attendu le tout dernier moment pour prouver à l’équipe que c’était impossible de travailler avec lui. J’ai appelé en catastrophe Ron que je connaissais depuis La guerre du feu, pour le remplacer au pied levé. Il traversait alors une mauvaise passe, sa carrière était au point mort. Il a été formidable !" Sur son plateau, Jean-Jacques Annaud est libre de ses mouvements. Les grands argentiers du film restent à bonne distance pour ne pas entraver l’artiste à l’œuvre. Dans l’ombre, le producteur allemand Bernd Eichinger observe son petit monde construire des décors haut comme un immeuble de 6 étages avant d’y mettre le feu pour les besoins du récit, regarde les caméras s’envoler dans les airs pour encercler la majesté du paysage, et tente de maintenir le navire à flot sans noyer l’équipe. L’homme ne dit rien mais mouille la chemise. "C’était un producteur à l’ancienne, capable d’hypothéquer son appartement et ses bureaux de production pour que le film se fasse. Heureusement le Nom de la rose a été une bonne affaire commerciale, sinon il aurait fini sur la paille !"

Toute cette histoire de moines tués se termine dans un décor enneigé avec notre Guillaume de Baskerville et son fidèle Adso sur leurs montures. Ils repartent loin de cette maudite abbaye réduite en cendres et désormais peuplée de fantômes. La musique de James Horner et ses nappes synthétiques donnent une touche presque fantastique à l’ensemble. Quant à Annaud, il ne lâche pas le spectateur et rajoute une petite louche d’ésotérisme en accolant cette phrase en toute fin de parcours: "Sat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus", variation à la sauce Eco d’un vers de Bernard de Cluny censé justifier le titre de son roman : "C'est par son nom que demeure la rose d'autrefois, nous ne conservons que des mots vides." Au téléphone, on sent Jean-Jacques Annaud prêt à se lancer dans une explication de texte et remplir de sens ces "mots vides" mais il lui faut désormais troquer la soutane pour la doudoune et repartir sur les routes canadiennes. Dans quelques jours, on fêtera le deuxième anniversaire de la mort d’Umberto Eco. Avant de raccrocher, J.J explique très touché, que la famille de l’écrivain lui a récemment offert en guise de souvenir le chapeau si caractéristique qu’il portait le jour de leur première rencontre dans ce petit hôtel parisien de la rive gauche. L’ombre de Sherlock Holmes est décidément très tenace.

Fiche technique :

Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud.

Sortie le 17 décembre 1986

Avec : Sean Connery, Christian Slater, F. Murray Abraham, Ron Perlman

2h11

(*) Historiens et cinéaste : Rencontre de deux écritures de Priska Morrissey. Ed. L’Harmattan.

DVD et Blu Ray du film, disponibles chez TF1 Vidéo


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