Rachel Zegler dans West Side Story (2021)
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Quel intérêt y avait-il à retoucher cet incontournable de la comédie musicale hollywoodienne ? Sans rien trahir, Spielberg se réapproprie le monument. Passionnant forcément.

L’une des meilleures choses qui soient arrivées à Steven Spielberg est sans aucun doute sa rencontre avec le génial chef opérateur polonais Janusz Kaminski en 1993. La façon dont celui-ci a su adapter sa technique à une esthétique déjà en place a désormais valeur de signature et de refuge. Kaminski est devenu le plus fidèle allié du maître. La lumière avec ses très identifiables reflets horizontaux qui peuvent tour à tour éblouir ou guider le regard, la prédominance des teintes orangées et bleues, embaument un monde en ruines ou menacé de destruction. Le présent est dans un angle mort, regardé depuis le futur ou le passé. Les films de Spielberg se placent volontairement au bord d’un abîme. D’où ce malentendu originel depuis longtemps réparé, qui verrait en Spielberg un entertainer pour bambins. Il est devenu tout l’inverse. Sa rencontre avec Kaminski pour La liste de Schindler en 1993 marque assurément une étape et atteste, sinon d’une mue, d’une affirmation. Tout chez lui est grave, nimbé d’une tristesse sans nom. Le cinéma est envisagé comme un jeu d’ombres où les massacres sont souvent tenus à distance par la magie que permet la mise en scène. Il suffit par exemple de revoir Munich pour mesurer l’écart qu’il peut y avoir entre une mise en scène inspirée (chaque séquence impose son rythme) et un scénario qui l’est moins. A la fin il restera toujours cette impression que l’art spielbergien se loge tout entier dans cette formidable capacité à tout reconfigurer, réinterpréter, y compris l’horreur (cf. Il en a d’ailleurs payé le prix à la sortie du controversé La liste de Schindler). Spielberg est en cela un iconoclaste.

10 choses à savoir sur le West Side Story de 1961

Cette relecture de West Side Story (le service de presse bataille comme des beaux diables pour éviter le terme « remake ») en est peut-être le plus bel exemple. Qui à part un tâcheron inconscient pouvait reprendre le travail de Robert Wise-Jerome Robbins de 1961 ? Spielberg of course. Le cinéaste, qui n'avait jamais signé de comédie musicale jusqu'ici, ne se prosterne devant aucune idole, réécrit éventuellement l’histoire  où entend la perpétuer. C’était déjà le cas de La Guerre des mondes, son autre remake. Le résultat est ici très personnel et n’a rien d’une fantaisie de Noël. C’est bien le chaos que filme Spielberg, soit l’affrontement perpétuel des sans-grades, ici incarnés par deux bandes rivales mais venant bien du même monde (un quartier populaire de New York en voie de ce qui ne s'appelait pas encore gentrification). Les élites se frottent sûrement les mains de cette guerre fratricide. Celles-ci n’existent qu’à travers ses représentants: une police bouffonne menée par un chef sadique. Tous ces exclus d’un rêve américain fissuré de partout (l’intrigue se passe en 1957 date de la création de la comédie originale à Broadway) se battent entre eux pour mieux s’autodétruire. C’est la mise en scène qui exprime cette dualité en un plan d’ores et déjà « classique ». Les ombres portées des Jets et des Sharks se mélangent tels des spectres sur le sol, au point de se confondre. L’image d’une expressivité naïve s'impose pour devenir référence.

Steven Spielberg trinque à la fin du tournage de West Side Story

De West Side Story, on parle essentiellement du livret d’Arthur Laurents, du scénario d'Ernest Lehman, des paroles de Stephen Sondheim (décédé le 26 novembre dernier) et de la musique de Leonard Bernstein. Leur travail est tellement inscrit dans la mémoire collective qu’il n’est même plus encombrant. Spielberg ne touche à rien mais ne s’appuie pas lourdement dessus. Les séquences chantées et dansées aussi inspirées soient-elles, ne se détachent pas du reste. Rien n’est d’ailleurs particulièrement saillant dans cette entreprise et certainement pas les deux tourtereaux – les Romeo et Juliette du West Side – incarnés par des interprètes plutôt falots aux profils Disney Channel (le Baby Driver Ansel Elgort et la lisse Rachel Zegler) S’il fallait sortir quelqu’un du lot, ce serait la révélation Mike Faist. Nerveux et sec, il fait de Riff, le chef des Jets, un écorché vif, condamné d’avance. Rien de saillant donc – ce qui est loin d’être un défaut ! -, tout est observé par une caméra omnisciente mais jamais en surplomb. Comme dans une série B à l’ancienne que le film n’est pourtant pas, c’est un petit territoire que le récit arpente : un coin de rue, une épicerie, un hangar, un balcon... Le scénario de Tony Kushner (Munich, Lincoln...), est solide et n’a pas besoin de pousser certains potards au maximum pour révéler la modernité du propos, voire la parfaite synchronicité du film (le racisme, la place centrale des femmes, le combat des classes populaires...). Steven Spielberg, iconoclaste donc et woke !

Dans les coulisses des numéros musicaux de West Side Story

Janusz Kaminski, lui, recouvre ce petit monde d’un halo finalement peu mystérieux en apparence. Tout est clair, rien n’est dissimulé. Il n’empêche que plus ce West Side Story avance, plus la nuit s’éternise. Spielberg a donc réussi l’impensable. Sa version du mythe n’éclipsera bien-sûr pas le chef-d’œuvre original, son évident pessimisme plaide même contre une éventuelle postérité. Elle s’ajoute simplement à un corpus cohérent malgré son apparente disparité, où la lumière souveraine permet de tenir le monde à peu près debout. Steven Spielberg a dédicacé ce West Side Story à son père.

 

De Steven Spielberg. Avec : Ansel Elgort, Rachel Zegler, Ariana DeBose, Mike Faist... 2h36. Sortie le 8 décembre.