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Philippe Garnier, ex-critique cinéma de Libération sort L'Oreille d'un sourd, un recueil d'articles. Interview en forme de bilanEcrits depuis Los Angeles, ses articles fleuves et érudits ont dessillé les yeux d’au moins deux générations de lecteurs de presse – les fidèles du Rock&Folk des années 70, ceux du Libé des décennies 80-90. Viré de Libération (sa « maison ») il y a trois ans, Philippe Garnier (également traducteur de John Fante et Charles Bukowski, ex-disquaire au Havre, émissaire US de la mythique émission Cinéma Cinémas, auteur de quelques bouquins essentiels sur les pages les plus obscures de l’Ancien Hollywood, et gardien du temple gonzo), Garnier, donc, solde aujourd’hui les comptes dans L’Oreille d’un Sourd, recueil d’articles en forme de bilan d’une vie passée dans les marges du journalisme. Odes à des films noirs oubliés, balades en Oregon et dans le Montana, ratiocinations sur Faulkner et Howard Hawks, portraits de divers cinglés de cinéma, et un mot d’ordre : « Si un article vous tanne, vous avez qu’à passer au suivant ». Pas vraiment un best-of, un peu plus qu’un rêve humide de fan : une histoire subjective de la presse culturelle des trente dernières années. Sans happy end à la clé.Par Frédéric FoubertPhilippe, vous avez toujours été réputé pour vos articles fleuves. Inévitablement, le bouquin qui les compile est un pavé…Ouais, et encore j’aurais aimé qu’il soit deux fois plus gros ! Je trouvais ça marrant, dans la mesure où j’ai toujours eu cette réputation de faire péter les gonds. Même la fois où j’ai écrit pour Télé 7 Jours – un article sur l’acteur de Zorro – le papier était tellement long qu’ils ont dû le publier sur deux numéros ! C’est l’histoire de ma vie : il n’y a jamais eu de place pour moi dans les magazines où j’écrivais. Mais il y avait aussi toujours quelqu’un qui m’aimait plus que de raison et qui m’imposait aux autres. C’est comme ça que j’ai pu faire mon trou. Sinon, je me serais calmé plus tôt. Aujourd’hui, d’ailleurs, je me suis calmé. On me dit 3 feuillets, bon, OK, je fais 3 feuillets.Vous vous êtes résigné ?Bah oui. Mon mode de fonctionnement, c’était la pléthore, les tangentes, partir d’un truc pour arriver à un autre. Quelque chose de kinétique qui faisait marcher l’article. Aujourd’hui, dans la presse, on n’a plus la place. Et c’est difficile d’être intéressant sur 3 feuillets…Le livre est sous-titré « 30 ans de journalisme ». Ce qui laisse de côté une décennie entière, vos années 70 à Rock&Folk…J’ai laissé mon apprentissage de côté. Les articles de l’époque, quand je les relis aujourd’hui, je les trouve nombrilistes, incroyablement ramenards, quasi illisibles. Je sais que plein de gens m’aiment pour ça, pour mes premiers papiers sur Chandler, désolé mais je les supporte plus. J’ai choisi les articles que je trouvais les moins ringards. Quitte à sortir le vieux linge…Le livre raconte en creux l’histoire de vos liens avec Libération…Je voulais pas que ce soit une simple succession d’articles, j’aime pas le côté best-of. Je voulais raconter l’évolution de mes liens avec Libé, et à travers ça l’évolution du boulot de journaliste. Et comme mon fonctionnement à Libé était un peu zarbi, je me suis dit que ça pouvait intéresser les gens. Mais attention, c’est pas une histoire de Libé, encore moins « Libé vu de l’intérieur ». Y a plein de journalistes très célèbres de Libé que je n’ai jamais rencontré, j’ai jamais participé à une réunion de rédaction. J’ai toujours été excentré, à l’écart. Et quand on est loin, faut crier pour se faire entendre.Comme dans votre précédent bouquin, Freelance (réflexion sur le journalisme gonzo des 70’s – ndr), il y pas mal de nostalgie…Nostalgie, je sais pas. Ça dépend du lecteur. C’est sûr que je compte sur l’affect incroyable qu’il y avait dans les années 80 entre Libé et ses lecteurs. Quand on couvrait la Mostra de Venise en 88, le photographe allait à la gare tous les soirs, et demandait aux voyageurs qui montaient dans le train s’ils pouvaient passer dans le 11ème arrondissement pour porter les pelloches au journal. Il leur filait 100 balles pour le service. Et les pelloches sont TOUJOURS arrivées à destination. Jamais personne ne nous a plantés. Parce que c’était Libé… Aujourd’hui, t’imagines ?  Tout le monde nous enverrait balader. C’est pas pour geindre, hein, c’est juste que les temps ont changé.On peut donc relire vos papiers sur la littérature, la musique, le cinéma… Le lien entre tout ça ?Quel que soit le sujet, je faisais toujours la même chose : je racontais des histoires. On me présente parfois comme critique de cinéma, mais c’est faux. J’en ai fait, de la critique, quand je couvrais Cannes ou Venise. Sortir d’une projo et avoir une réaction à chaud sur le film : je sais faire. Mais ça m’a jamais intéressé. Mon truc, comme j’écrivais depuis Los Angeles, c’était de raconter le film en situation. Comment s’est passé la première ? Qu’en pense ceux qui l’ont vu ? Est-ce qu’il y a une quelconque hype autour du film ? Ce genre de trucs.Ça vous emmerde autant de lire des critiques de films que d’en écrire ?Ah ça ouais. Si on prend l’intégralité des livres sur le cinéma, j’en mets 80% à la poubelle. Pas parce que ça vaut rien, mais parce que j’en ai pas l’usage. Ça ne m’amène rien. La plupart des critiques prennent le cinéma comme prétexte pour parler d’autre chose. Pour rabâcher et broder autour d’un système de pensée. Ça a de l’intérêt pour certains, mais pour moi, c’est de la branlette. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter comment les films ont été faits. Ça peut paraître réducteur, plan-plan, mais ça l’est pas du tout. Parce que quand on commence à dévider un projet, à remonter aux sources, on comprend qu’untel devait le faire et l’a pas fait, ou que machin a écrit le scénario sous l’influence d’un autre… Replacer dans le contexte, ça aide à mieux comprendre. Et donc à mieux aimer.Dans le livre, il y a ce papier formidable racontant votre amitié avec Sterling Hayden (acteur mythique de Johnny Guitare et de L’Ultime Razzia – ndr). Et on réalise que ce qui a changé dans la manière dont on rend compte du cinéma aujourd’hui, c’est surtout ce problème d’accès à ceux qui le font…Oui, ça m’a complètement dégoûté d’écrire sur le cinéma contemporain. Je lis plus Variety, quand on m’appelle pour me commander un article sur un film qui sort, je suis pas au courant, je comprends même pas de quoi on me parle. Je suis devenu historien du cinéma, même si j’ai pas la carte. On m’a proposé d’interviewer ce gars, là… Comment il s’appelle, celui qui se coupe un bras dans son film ? Celui qui a présenté les Oscars et qui était si mauvais ?James Franco.Ouais, Franco. Un quart d’heure d’interview au téléphone. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? A l’époque de Cinéma Cinémas, passer une heure avec les gens qu’on interviewait, c’était le minimum…En même temps, dans Cinéma Cinémas, vous vous intéressiez déjà aux retraités, aux déclassés…C’est sûr que Capra et Angie Dickinson, ils étaient sur la touche, ils avaient plus que ça à foutre, de répondre à nos questions. Ils étaient relativement faciles d’accès. On faisait pas de press junket. Sauf pour Mitchum, on l’avait eu en queue de junket. Donc, comme on était les derniers, y avait plus de problème de temps. Par contre, avec Mitchum en queue de junket, y avait un problème d’ébriété. 13 interviews, 13 gin tonics. On l’a eu dans un état marrant…Walter Matthau, Sterling Hayden, André de Toth… Ce qui frappe aussi dans L’Oreille d’un sourd, c’est l’abondance des nécros…Pourtant, j’en ai pas mis beaucoup… La nécrologie, c’est un art à part entière dans le journalisme anglo-saxon. Je suis tombé là-dedans, parce que c’était un bon moyen pour moi de parler des fantassins, des gens sur lesquels j’aurais jamais eu la chance de faire un papier autrement… Une fois, ils ont fait une parodie de Cinéma Cinémas sur Canal, ils m’ont rebaptisé Philippe Charnier… Mais pourtant, c’était pas un geste de vautour de ma part, pas un truc malsain ou geignard. C’était vraiment pour célébrer les gens. Remarque, j’ai déjà reçu des lettres d’insultes parce que j’avais pas été assez respectueux. Je disais vraiment ce que je pensais du mec, je racontais pas forcément des trucs flatteurs.Ça vous manque ?Oui, parfois, quand j’apprends la mort d’un acteur que j’aime, j’ai le réflexe de commencer à cogiter, à sortir mes vieux bouquins, mes DVD. Puis je me reprends en me souvenant que personne ne va publier le papier. A Libé, je ne me suis jamais demandé si ils allaient publier l’article, mais quand ils allaient le publier. C’était plus qu’un employeur, c’était ma maison. A partir du moment où j’ai plus eu de maison, j’ai débranché la prise. Mais de toute façon, j’ai toujours pratiqué ce métier comme une anomalie. Voilà, ce bouquin, c’est ça : c’est l’histoire d’une anomalie.   L’Oreille d’un sourd  Edition : Grasset.23 euros