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Rencontre avec le réalisateur de Lincoln, accompagné de l'acteur Daniel Day-Lewis.

Un des plus grands cinéastes américains embauche un des acteurs les plus fascinants pour incarner le plus grand président de l'histoire des Etats-Unis : chef d'oeuvre en vue. Pour la sortie de Lincoln, Steven Spielberg et Daniel Day-Lewis lèvent le voile sur un projet au long cours aujourd'hui favori des Oscars.

Première : Steven, depuis combien de temps exactement rêviez-vous de tourner Lincoln ? Dix ans ?
Steven Spielberg : Plus que ça. J’ai toujours voulu raconter une histoire sur Lincoln. Je dis bien « une histoire », parce qu’il y a tellement de choses à dire sur lui... Mais ce n’est qu’en 1999 que tout a véritablement commencé à se mettre en place. Doris Kearns Goodwin, une historienne pour qui j’ai une immense admiration, m’a parlé de Team of Rivals, le livre qu’elle projetait d’écrire sur l’administration Lincoln. Je savais que ça allait être un bouquin captivant et susceptible de passionner tout le monde, y compris les gens qui ne s’intéressent pas à l’histoire. Je lui ai donc proposé d’acheter les droits de son livre avant même qu’elle ne commence à l’écrire. J’étais tellement impatient que je n’ai même pas eu la courtoisie de l’inviter à déjeuner comme le veut l’usage à Hollywood. Bref, le deal s’est fait très vite et elle a commencé à m’envoyer des chapitres à mesure qu’elle les rédigeait. Je crois même que je les recevais avant son éditeur !
Daniel Day-Lewis : Tu faisais quoi ensuite ? Tu lui renvoyais des commentaires, des notes de lecture ?
Steven : Oh, non, juste des messages enthousiastes : « Encore ! Encore ! » Il m’en fallait toujours plus ! (Rire.)

Daniel Day-Lewis aux Oscars : et dire qu’il avait d'abord refusé d’incarner Lincoln…

Pourquoi cela vous tenait-il tant à coeur de faire un film sur Lincoln ?
Steven : Parce qu’il est à mes yeux le président le plus important de l’histoire des États-Unis. Je suis particulièrement fasciné par ce qu’il a accompli au cours de son second mandat. Il faisait face à deux immenses tragédies, la guerre civile et l’esclavage, et il a su y mettre un terme. C’était un homme exceptionnel que la crise a rendu encore plus exceptionnel. Les décisions qu’il a prises à ce moment-là ont changé le monde.

Daniel, un certain nombre de légendes courent sur la façon dont vous vous immergez dans vos rôles. Les gens fantasment. Pouvez-vous nous expliquer concrètement comment on devient Lincoln ?
Daniel : Vous êtes sûr que vous ne préférez pas laisser les gens fantasmer ? Ce serait tellement plus intéressant que la réalité... Je répugne toujours à parler de ça, c’est une méthode très personnelle et assez indescriptible. Dès que j’essaie d’entrer dans les détails, ça paraît tout à coup ennuyeux et banal. La majeure partie de mon travail concerne des questions pratiques, mais au-delà, il y a un processus sur lequel je n’arrive pas vraiment à mettre de mots. Je me dis que c’est un mystère et qu’il est peut-être préférable que ça reste ainsi.Steven : Vous savez, Daniel et moi ne parlons jamais de la façon dont nous travaillons. Je ne lui pose pas de questions sur sa méthode et il ne m’en pose pas sur la mienne. Quand vous êtes immergé dans ce que vous faites, la passion prend le dessus et vous agissez parfois sans savoir comment ni pourquoi. C’est de l’art, pas de la science !

D’accord. Mais parlons juste de la façon dont vous avez travaillé la voix de Lincoln...
Steven : Tu entends ça, Daniel ? On vient pourtant de lui expliquer qu’on ne veut pas en parler. Il se fiche complètement de ce qu’on lui dit, en fait ! (Rire.)
Daniel : OK, allons-y...

Dans le film, votre voix s’impose comme une évidence, on se dit que Lincoln « sonnait » vraiment comme ça. Or, en réalité, on n’en sait rien...
Daniel : Oui, et je pense d’ailleurs que je serais incapable d’incarner un personnage historique dont on aurait des enregistrements audio ou vidéo. Parce que ça voudrait dire qu’il faudrait que je devienne une sorte d’imitateur, et je déteste ça. Ma chance avec Lincoln, c’est que malgré toute la documentation qu’on a pu accumuler, la distance temporelle qui nous sépare de lui me laisse un espace dans lequel mon imagination peut travailler. Voilà la seule parcelle de vérité que je peux vous offrir sur ma « méthode » : une fois que j’ai bien fait mon travail de préparation, de fondation, je commence à entendre une voix, que je tente alors de reproduire. (Silence.) Vous voyez, on en revient toujours au même problème quand je parle concrètement de mon travail. Soit je le démystifie, soit je le « surmystifie ». Démystifier ne me paraît pas être une bonne chose. Quant à « surmystifier »... Bah, ça me fait juste passer pour un connard prétentieux ! (Rire.)
Steven : Je peux raconter une anecdote ? Un jour, au bureau, j’ai reçu un colis envoyé par Daniel depuis l’Irlande. À l’intérieur, il y avait un Dictaphone analogique – je ne savais même pas que ce genre de truc antique pouvait encore fonctionner. Bref, j’appuie sur « Play »... Daniel avait enregistré un discours de Lincoln et j’ai ressenti exactement la même chose que vous devant le film : j’étais persuadé que le président en personne s’adressait à moi. J’étais très heureux car je savais qu’on venait de faire un grand pas en avant.

Lincoln n’appartient pas seulement à l’histoire américaine mais aussi à celle du cinéma. Vous avez forcément pensé à Vers sa destinée (1939), le chef-d’oeuvre de John Ford avec Henry Fonda...
Steven : J’ai dû le voir il y a vingt ans, et pour être honnête, je ne m’en souviens pas très bien. C’est l’un des rares Ford que je n’ai vu qu’une seule fois. Je sais qu’il y est question de la jeunesse de Lincoln, quand il est avocat, avant sa rencontre avec sa femme Mary. Mais ça n’a influencé aucune des décisions que j’ai prises sur ce film.
Daniel : J’aime beaucoup Vers sa destinée, même si j’ai l’impression d’évoluer sur un terrain très différent de celui de Fonda. Un critique m’a dit que je lui avais emprunté je ne sais plus quel geste, quelle posture, mais si je l’ai fait, ce n’était vraiment pas intentionnel.

Une partie de Lincoln est constituée de débats entre parlementaires. Le résultat est passionnant et file à toute allure, mais l’aridité du sujet ne vous a-t-elle jamais inquiétés en amont ?
Steven : Je ne trouve pas ça aride du tout ! Au contraire, le script est très fluide. Certains spectateurs sont un peu désorientés au début, mais il y a un tel suspense qu’ils sont rapidement rivés à leur siège, même s’ils connaissent la fin de l’histoire. C’est vrai que la langue parlée dans le film est particulière, soutenue, poétique. Mais c’est celle de l’époque, les gens s’exprimaient vraiment de cette façon. C’est superbe à entendre, et je suis sûr que le public va développer une oreille pour ça.

Lincoln est sorti trois jours après le résultat de l’élection présidentielle...
Steven : Je ne voulais surtout pas qu’il sorte avant, il fallait à tout prix éviter la récupération politique. Les deux partis auraient cherché à s’approprier le personnage, ça aurait été la foire d’empoigne : « Il est à moi ! – Non, à moi ! »
Daniel : Comme dans la chanson de Dylan, With God on Our Side...
Steven : Exactement. Lincoln était républicain, mais ce que montre le film, c’est que les républicains de 1865 sont les démocrates d’aujourd’hui. Dans l’intervalle, l’échiquier politique a pris un virage à 180 degrés.

Qu’il soit sorti avant ou après l’élection ne change finalement pas grand-chose. Dans tous les cas, il a une résonance politique...
Steven : C’est vrai. On a diffusé la bande annonce à la télé après le premier débat entre Obama et Romney, et les gens en ont beaucoup parlé. D’une certaine façon, on a utilisé la campagne électorale pour notre promo. C’est une période où les gens s’intéressent à la politique ? Profitons-en !

Tony Kushner, le scénariste du film, a déclaré qu’il avait beaucoup pensé à Obama en écrivant le script...
Steven : Tiens, il ne m’a jamais dit ça.

Vous n’aviez donc pas Obama en tête ?
Steven : J’avais Lincoln en tête !
Daniel : On avait assez à faire avec un seul président !

Daniel Day-Lewis joue Barack Obama pour Steven Spielberg

Daniel, du Temps de l’innocence à Gangs of New York en passant par Lincoln, un grand nombre de vos films se déroulent au XIXe siècle.
Daniel : Je sais, je sais... Au secours, sortez-moi de là ! (Rire.) L’autre jour, un copain réalisateur essayait de me convaincre de jouer dans son nouveau projet : « Alors voilà, ça se passe au Canada au XIXe siècle... » Je l’ai stoppé net : « Désolé, ce sera sans moi. Il va me falloir beaucoup, beaucoup de temps avant que je refasse un film qui se déroule à cette époque. »

Vous avez une explication à ça ?
Daniel : Pas vraiment, mais je vous accorde qu’il y a là une étrange récurrence. Comme beaucoup de gens qui regrettent de ne pas avoir été assez attentifs en classe, je crois que je deviens très avide de connaissances en vieillissant. Et il se trouve que l’histoire de l’Amérique m’intéresse particulièrement.
Steven : Ne t’inquiète pas Daniel, moi on me pose toujours la même question : « Pourquoi faites-vous autant de films et de séries sur la Seconde Guerre mondiale ? » Parce que c’est une période passionnante, voilà pourquoi !

Steven, en à peine un an, vous avez sorti trois films. Et vous Daniel, vous n’en avez tourné que cinq ces quinze dernières années... Pourquoi avez-vous choisi de vous faire aussi rare ?
Steven : Peut-être est-ce parce que tu as une vie et pas moi ?
Daniel : N’exagère pas, je sais très bien que tu as une vie...
Steven : Une vie compliquée...
Daniel : Disons que j’adore jouer la comédie, mais selon mes conditions. Je me sers du temps que je passe loin des plateaux pour me nourrir en tant qu’être humain et avoir ensuite quelque chose d’intéressant à offrir lorsque j’accepte un rôle. Je n’aime pas l’idée de devoir courir d’un tournage à un autre et d’arriver sur un nouveau film avec comme seules expériences et seuls souvenirs ceux emmagasinés sur le précédent. Je ne serais pas très épanoui si je travaillais comme ça. J’aime trop la vie pour enchaîner les projets non-stop.

Daniel Day-Lewis prend sa retraite

Steven, quel est votre premier souvenir de Lincoln ?
Steven : Un souvenir inoubliable, toujours très vivace dans ma mémoire. J’avais 5 ans et mon oncle nous avait emmenés, mon cousin et moi, au Lincoln Memorial, à Washington. Nous étions sur les marches face à cette statue gigantesque, ce géant d’albâtre. Mon oncle nous parlait – il était sans doute en train de nous raconter la vie du président –, mais je n’arrivais pas à l’écouter car j’étais totalement tétanisé devant cette statue, vraiment effrayé. J’étais persuadé qu’elle allait s’animer, se redresser et se mettre à marcher. J’avais envie de prendre mes jambes à mon cou... Vous voyez, j’avais déjà pas mal d’imagination ! (Rire.) Puis j’ai levé les yeux et j’ai vu le visage de Lincoln. Ma peur s’est alors évanouie et je me suis soudain senti calme, tranquille. Je n’oublierai jamais ce moment : d’abord la panique face à ce géant, puis un immense sentiment d’apaisement.

Propos recueillis par Frédéric Foubert

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