Toutes les critiques de La Pianiste

Les critiques de la Presse

  1. Fluctuat

    La partition de La Pianiste (d'après Elfriede Jelinek) commence moderato mais, d'emblée, la question de l'art est déjà présente. Erika, professeur de piano doit-elle se résoudre à enseigner ? A quand la venue de sa gloire, seule manière visible de considérer une artiste ? Comment seront récompensés les sacrifices d'une mère prête à tout pour voir sa fille triompher au sein des plus sévères conventions bourgeoises ? Comment sera reconnu le travail tenace d'une musicienne qui a tout abandonné pour le piano ?
    Erika est un professeur notoire, les élèves soucieux d'excellence recherchent son enseignement des plus sévères et des plus exigeants. Pratiquer la musique demande d'en respecter à la lettre l'écriture. Il faut jouer ce que le compositeur a écrit, de forte piano à mezzo forte : « Schubert va du chuchotement au murmure » avertit Erika. Le savoir ne suffit pas ; il faut le ressentir, se souvenir que Schubert était très laid par exemple et que là aussi réside une part de la musique qu'il a composée. Répéter, travailler sans relâche pour atteindre un infini.Face à l'implacable puissance des notes qui s'enchaînent, le corps ne se fait plus entendre, il laisse sa voix sur le clavier. Le désir est remplacé par les opus et variations. Que reste-t-il alors ? Comment vivre et exprimer sa libido ?
    Il reste les sex-shops, une recherche perpétuelle de plaisirs qui contenteront un corps qui ne sait plus comment exister. Faire sauter les limites de la peau avec les outils sado-masochistes. Avouer cette souffrance-là, chercher à être délivré du poids de cette non-existence. Erika se coupe, se mutile, s'ouvre, vomit, se relâche dans une abjection qu'elle assume et accepte parce qu'elle se décharge enfin un peu du poids de la musique. Etre matérialisée par un corps dont elle ressentirait toute la pesanteur, Erika, face à l'amour déclaré d'un jeune homme, pourrait y accéder.
    Pourtant ce qu'on aime là encore, c'est sa perfection, comme si sa faiblesse était impossible. L'homme qui dit l'aimer n'accepte pas ses souffrances et les exigences de son désir. Seul refuge infernal : la musique, carcan social, terrain du sans faute possible. Le conservatoire et les concerts, la perfection et l'enchaînement des notes... Submergée par toutes ces contradictions, avec force et douleur, Erika, à mesure de ses échecs, se laisse aller à la scherzo-phrénie.Michael Haneke comme à son habitude dresse au vitriol le portrait d'une violence. Les exigences de l'art, de son enseignement à ses impératifs, offrent le cadre d'une terrible souffrance intérieure. Le sévère regard porté sur les artistes, exigeant et sans pitié, atteint son paroxysme à Vienne, creuset du génie de la musique classique qui lui donna son rayonnement international.C'est de cette manière que la mère d'Erika la regarde et la considère. Tendue vers ce désir de perfection. Erika habite toujours avec cette femme autoritaire, qui pour le bien de sa fille fouille ses placards cherchant à dépister des preuves de sa double vie et de son désamour. Possessive, elle compte sur sa fille pour l'emmener dans les salons mondains et l'enferme dans sa projection maternelle. Déçue et malheureuse quand elle doit faire face aux défauts et dérapages de sa pianiste, elle désespère qu'elle ne soit pas suffisamment ambitieuse. Ainsi s'exprimera le rapport amour-haine envers la musique. La pianiste joue pour la beauté, sa mère apprécie le respect des convenances et recherche un triomphe social. Leurs rapports très "fassbinderiens" s'éprouvent dans l'éternelle lutte.Haneke réalise son film à travers un prisme entomologiste dont il est coutumier. Il ne condamne jamais ses personnages mais les laisse mener leurs expériences jusqu'au bout. Ainsi le cadrage n'est jamais trop explicite, et le montage ne truque ni les sentiments ni les situations. On est assez loin de la cruauté de Funny Games. Le conflit n'est plus comme dans Code Inconnu le sujet principal du film, et pourtant il s'agit toujours de violence. Celle-ci se matérialise dans ces impératifs du corps auxquels le personnage ne peut échapper, mais aussi dans ces regards des mondes qui l'entourent, qu'il subit et auxquels il doit fait face en tentant d'assumer ses désirs. Ainsi Erika supporte d'être humiliée par l'homme qu'elle aime, elle ne s'excuse pas de fréquenter les sex-shops, ni encore d'être sévère et austère face à ses élèves, elle n'a pas de remords ni de culpabilité. Haneke sur le Trio en mi bémol majeur de Schubert exécute en mesure toutes les bienséances. A travers sa pianiste il détruit les convenances et les barrières sociales de l'indécence pour interroger au coeur du corps la validité de l'obscénité et du désir. Avec ce film, il ajoute un opus à son exploration du regard, recherche qu'il mène sans complaisances depuis ses débuts.La pianiste
    d'après Elfriede Jelinek
    De Michael Haneke
    Avec Isabelle Huppert, Benoît Magimel, Annie Girardot
    France / Autriche, 2000, 2h10.
    - Lire la chronique de Code inconnu (2000).