As Dusk Falls
Interior/Night

Le premier titre du studio Interior/Night frappe par sa maturité d’écriture et son style graphique osé.

Le jeu vidéo narratif (ou film interactif, appelez-le comme vous voudrez) a-t-il atteint un tel niveau de maturité qu’il est désormais capable de rivaliser avec les ambitions formelles et narratives des grandes séries de son époque ? C’est visiblement la question que s’est posée Caroline Marchal, créatrice du nouveau studio Interior/Night, dont le premier titre, As Dusk Falls, vient tout juste de sortir. On y suit, sur des années, les destins croisés de deux familles dont les mondes diamétralement opposés s’entrechoquent après un braquage qui tourne mal. Le jeu s’ouvre pratiquement sur une prise d’otage dans un motel de l’Arizona, entre tension à couper le souffle et développement des personnages en plein coeur de l’action. Le scénario, très malin, nous mettra par la suite alternativement dans la peau de différents protagonistes, dont les intérêts divergent. Faudra-t-il en privilégier un plus que l’autre, au risque de perdre totalement le contrôle des événements ?

L’écriture est ciselée et le gameplay d’une simplicité biblique : comme le veut le genre, le joueur devra essentiellement influencer le destin des personnages à travers un choix de dialogues ou d’actions, voire quelques QTE. Mais c’est la direction artistique qui frappe d’emblée, quelque part entre la rotoscopie de A Scanner Darkly et le roman-photo. As Dusk Falls utilise une succession d’images fixes où personnages sont des illustrations en 2D, alors que le décor - animé - est en 3D. En théorie, l’effet devrait rebuter. C’est exactement l’inverse qui se produit : après quelques minutes d’adaptation (et de sérieux doutes sur sa viabilité), le dispositif s’impose comme une évidence et focalise même l’attention du joueur. « C’est un pur choix créatif », commente en visio Caroline Marchal, depuis ses bureaux londoniens. « On avait besoin de performances humaines, et c'est quelque chose qui est très difficile à faire en 3D, même si 400 personnes travaillent dessus. Et par ailleurs, le résultat n'est pas toujours convaincant, surtout pour un public qui n'est pas forcément gamer. On voulait aussi toucher les gens qui ne jouent pas ou peu, et aiment regarder des séries dramatiques. Notre parti pris graphique permet de voir les émotions dans les yeux des personnages. C’était essentiel. »


Elle poursuit : « Votre analogie du roman-photo est très bonne, mais en interne on parle plutôt de roman graphique ou de nouvelle graphique, vu qu'on peint chaque image et que même les décors reçoivent un traitement spécifique. Le mot "roman" est plutôt adapté, car l’histoire se déroule sur trente ans, et les personnages ont des arcs narratifs longs. Quand on a fini tous les chapitres, on a l'impression d'avoir lu un roman ou vu toute une série. » As Dusk Falls est d’ailleurs structuré comme une mini-série et il n’est pas rare de penser pêle-mêle à True Detective, Breaking Bad ou Fargo. Caroline Marchal assume pleinement ces références a priori écrasantes : « On a écrit le jeu exactement comme si c’était une série, à la différence qu’il fallait imaginer différents embranchements en fonction du choix des joueurs. Mais on avait une salle d’écriture, des lectures avec les acteurs… Je me considère comme showrunneuse. Notre envie était de repousser les limites de ce qu'on appelle le jeu narratif. Considérer qu'on est à l'intersection de la série, du cinéma et du jeu. » 

Et pour toucher un plus large public, Interior/Night a imaginé un mode multijoueur, jusqu’à huit personnes en local. Il suffit de dégainer son smartphone et de télécharger l’application idoine pour partager l’aventure à plusieurs sur un même écran. Chaque embranchement de l’histoire sera alors guidé par un système de votes. « La manette peut être un frein pour ceux qui n’y sont pas habitués », résume la patronne du studio. « Je voulais que les gens regardent l’écran, soient immergés dans l'histoire et n'utilisent qu'un doigt pour interagir. C'est une joie incroyable de pouvoir jouer soi-même une histoire, ça ajoute une dimension supplémentaire. Donc je refusais d’avoir un filtre entre le joueur et l’histoire. Au fond, c’est une étude de caractère de personnages qu'on essaie de guider au mieux. On y parle de résilience, de ce qu'on est prêt à sacrifier pour sa famille et ceux qu'on aime, et on s'interroge sur ce qu'est une famille. En quoi la famille détermine l’identité ? » Voilà qui ferait une bonne série.

As Dusk Falls, disponible sur PC, Xbox Series et Xbox One. Le jeu est également accessible dans le Game Pass de Microsoft.